Depuis décembre dernier, un décret royal impose aux professionnels du tourisme en Espagne de collecter une quantité inédite de données personnelles et bancaires auprès des voyageurs. Nom, téléphone, lieu de naissance, liens familiaux, mode de paiement… jusqu’à 42 champs à remplir, au risque de se voir refuser un service. Une mesure qui fait débat, entre sécurité nationale et vie privée, notamment chez les touristes algériens, français et européens.
Lorsqu’ils réservent un hôtel en Espagne, les touristes sont désormais confrontés à une formalité inhabituelle, remplir manuellement une longue liste d’informations personnelles, bien au-delà des noms, prénoms ou numéro de passeport habituels. En cause, un décret royal espagnol entré en vigueur en décembre 2024, qui impose à l’ensemble du secteur touristique, hôtels, agences, loueurs de voitures, campings de transmettre quotidiennement les données de leurs clients au ministère de l’Intérieur. Objectif affiché, lutter contre le terrorisme et la criminalité organisée. Résultat, de plus en plus de touristes expriment un malaise croissant, ne sachant ni qui consulte leurs données, ni comment elles sont stockées.
Espagne, Jusqu’à 42 données personnelles à transmettre
Selon les professionnels interrogés par la chaine de télévision TF1, ce décret impose désormais de collecter entre 13 et 42 données par client selon le type d’établissement. Cela inclut :
- Nom, prénom, date et lieu de naissance
- Adresse personnelle complète
- Numéro de téléphone
- Adresse e-mail
- Nationalité
- Lien de parenté avec les autres personnes du groupe
- Moyen de paiement utilisé
- Informations sur le passeport ou la carte d’identité
Ces informations doivent être transmises chaque soir au ministère espagnol de l’Intérieur via une plateforme numérique dédiée. En cas d’omission ou d’erreur, les professionnels s’exposent à des amendes allant jusqu’à 30 000 euros.
Un “Big Brother du tourisme” dénoncé par les professionnels du secteur
La mesure a été surnommée par ses détracteurs le « Big Brother du tourisme », en référence à l’intrusion perçue dans la vie privée des voyageurs. Ramon Estalella, secrétaire général de la Confédération espagnole des hôtels et logements touristiques, dénonce une mesure « disproportionnée, illégale et ingérable ». Avant ce décret, les hôteliers transmettaient environ huit données. Aujourd’hui, ils doivent traiter jusqu’à cinq fois plus de champs, avec aucune contrepartie financière de l’État pour la mise en conformité technique.
Même son de cloche du côté des agences de voyage, qui parlent d’un système “inapplicable”. Certaines ont écrit au ministre de l’Intérieur pour exiger un moratoire, arguant qu’elles ne peuvent “ni interroger les clients de cette façon, ni assumer la charge informatique”.
Les autorités espagnoles invoquent la lutte contre la criminalité
Face aux critiques, le ministère espagnol de l’Intérieur répond en invoquant l’efficacité du système en matière de sécurité. Selon Rafael Perez Ruiz, secrétaire d’État à la sécurité, un essai pilote volontaire mené sur deux ans a permis l’arrestation de 18 000 individus, dont certains impliqués dans des réseaux de trafic ou recherchés pour délits graves.
Il affirme que les liens de parenté renseignés entre les membres d’un même groupe permettent, entre autres, de repérer des cas de traite d’êtres humains ou de faux regroupements familiaux.
Sur le terrain, les réactions sont très partagées. Certains touristes interrogés dans les rues de Madrid affirment ne pas être dérangés : “La police sait déjà que je suis là, j’ai pris l’avion, j’ai passé les contrôles.” D’autres, en revanche, s’inquiètent ouvertement : “On donne beaucoup d’infos, et on ne sait pas ce qu’ils en font. Qui les voit ? Qui les conserve ?”
Le flou demeure sur la durée de conservation des données, la sécurité des serveurs utilisés, ou la possibilité de suppression à la demande. De plus, refuser de remplir ces champs peut entraîner le refus d’hébergement ou de location, ce qui interroge sur la liberté de circulation réelle des touristes étrangers.
Et après l’Espagne ? Une réglementation qui pourrait faire école
Des signaux faibles laissent penser que d’autres pays européens s’intéressent de près au modèle espagnol. En France, par exemple, les hôteliers doivent déjà remplir une fiche de police pour les ressortissants non-européens, mais sans autant de détails. En Italie et en Allemagne, les débats sur la sécurité touristique sont également en cours, notamment dans les zones à forte affluence.
Cette évolution vers un tourisme plus surveillé pose la question d’un nouvel équilibre entre sécurité collective et vie privée, dans un contexte où la cybersurveillance devient une norme plus qu’une exception.
La décision du gouvernement espagnol de durcir la collecte de données dans le secteur du tourisme suscite autant de justifications sécuritaires que de critiques sur la vie privée. Pour les voyageurs maghrébins, africains ou simplement prudents vis-à-vis des données numériques, cette nouvelle réglementation peut devenir un frein, voire un motif d’évitement de certaines destinations.
Reste à savoir si cette politique restera une spécificité espagnole, ou si elle annonce une nouvelle ère du tourisme européen, où chaque voyage pourrait ressembler à un interrogatoire administratif.