Le groupe Cevital, géant de l’agro-industrie en Algérie, est confronté à une crise multidimensionnelle. Entre conflit familial, pression judiciaire et fragilités financières, l’empire fondé par Issad Rebrab vacille. Retour sur les tensions internes qui secouent la première fortune privée du pays.
Le groupe Cevital traverse aujourd’hui sa zone de turbulence la plus profonde depuis sa création. Ce conglomérat industriel, pilier du secteur privé algérien, fondé par Issad Rebrab, est rattrapé par une triple crise, judiciaire, familiale et économique. Le fondateur, son fils aîné, et une partie de la direction font face à des décisions de justice qui paralysent la gouvernance. En parallèle, des divisions internes minent la cohésion du groupe, tandis que ses résultats économiques montrent des signes inquiétants de recul. Ce contexte tendu soulève une question, l’empire Rebrab peut-il se relever ou glisse-t-il vers un point de non-retour ?
Une direction affaiblie, une gouvernance fragmentée
Depuis le retrait d’Issad Rebrab en 2022, la gestion de Cevital repose sur ses enfants, à la tête des principales filiales. Mais l’équilibre familial a volé en éclats. Omar Rebrab, l’aîné, fait l’objet de la même interdiction de gestion que son père, et sa mise à l’écart judiciaire serait le fruit de tensions ouvertes avec ses frères et sœur.
La direction actuelle, menée par Malik Rebrab, PDG du groupe, tente de maintenir le cap, mais les rivalités internes affaiblissent la prise de décision. Cette fragmentation du pouvoir survient à un moment critique, alors que le groupe fait face à une concurrence renforcée, une pression politique accrue, et une dynamique économique en perte de vitesse.

Issad et Omar Rebrab sous interdiction judiciaire
La crise que traverse Cevital ne se limite plus au climat économique défavorable. Elle prend désormais une tournure judiciaire. Après Issad Rebrab, 81 ans, interdit de gestion et de sortie du territoire depuis plusieurs années, c’est son fils aîné Omar Rebrab qui se voit à son tour écarté. Une décision de justice récente lui interdit de gérer, créer ou même participer à une assemblée générale d’actionnaires.
Cette mise à l’écart intervient dans un contexte tendu : au sein même de la famille Rebrab, les relations sont rompues. Des proches du clan évoquent un possible rôle de Malik Rebrab, PDG du groupe depuis 2022, dans cette offensive judiciaire contre son frère aîné. Selon plusieurs témoignages recueillis, Omar aurait tenté de revenir dans les affaires du groupe, ce qui aurait déclenché une réaction ferme de la direction actuelle.
Issad Rebrab, lui, malgré les interdictions judiciaires, n’aurait pas totalement renoncé à reprendre les rênes du groupe, estimant que les engagements pris en 2022 par les autorités n’ont pas été tenus. Son retrait de la scène économique, en échange de l’arrêt des poursuites et de la fermeture du journal Liberté, semble n’avoir été que partiellement honoré.

Une guerre de succession familiale en plein jour
Autrefois présentée comme une famille soudée autour d’un projet industriel ambitieux, la fratrie Rebrab est aujourd’hui divisée. Malik, Salim et Lynda tiennent désormais les commandes du groupe, tandis qu’Omar est tenu à distance. Yassine, l’un des frères plus discrets, reste en retrait des affaires.
Cette guerre familiale, devenue publique, affaiblit la gouvernance du groupe. Dans les couloirs du siège à Bir Mourad Raïs, certains cadres parlent d’une ambiance délétère. L’absence de vision unifiée, conjuguée à la méfiance entre les héritiers, freine les décisions stratégiques à un moment où Cevital aurait besoin de stabilité et de cohésion.
Des filiales en difficulté, un chiffre d’affaires en chute libre
À cette guerre interne s’ajoutent des difficultés économiques croissantes. Depuis deux ans, le chiffre d’affaires de Cevital a chuté de près de 40 %. Le groupe, qui compte environ 25 filiales et 20 000 employés, souffre à la fois de la conjoncture, de la concurrence et d’un climat politique incertain.
Certaines branches, notamment dans l’électroménager et l’agroalimentaire, ne sont plus rentables. Des fermetures de filiales sont à l’étude. La pression concurrentielle s’est accentuée, notamment avec l’arrivée du fonds d’État Madar, qui récupère des entreprises liquidées autrefois dirigées par des hommes d’affaires incarcérés (Ali Haddad, Kouninef…).
Madar, aujourd’hui protégé politiquement, pénètre les secteurs clés où Cevital était dominant, notamment le sucre et l’huile. Ce déséquilibre du marché rend la position de Cevital encore plus fragile.
Le poids économique de Cevital, un empire industriel en mutation
Fondé en 1998 par Issad Rebrab, le groupe Cevital est devenu, en un peu plus de deux décennies, le premier groupe privé d’Algérie et un acteur clé de l’économie nationale. Avec près de 18 000 employés, répartis sur 26 filiales actives sur trois continents, le groupe affiche un chiffre d’affaires avoisinant les 4 milliards de dollars, avec une croissance annuelle moyenne estimée à 30 % depuis quinze ans.
Dans l’agroalimentaire, Cevital est leader continental. L’entreprise produit 450 000 tonnes d’huile par an, soit 140 % des besoins de l’Algérie, ainsi que 2 millions de tonnes de sucre blanc, ce qui lui permet de couvrir le marché local et d’exporter vers des destinations stratégiques comme l’Afrique de l’Ouest, le Maghreb, l’Europe ou le Moyen-Orient. En 2013 déjà, Cevital projetait d’exporter 600 000 tonnes de sucre à destination de multinationales comme Coca-Cola ou Ferrero Rocher.
Le groupe a aussi misé sur la diversification industrielle, avec le rachat en 2014 de Brandt, fabricant d’électroménager basé en France. À Sétif, Cevital a construit une usine moderne capable de produire 8 millions d’appareils par an, dont 90 % destinés à l’exportation, notamment vers l’Europe et la région MENA. Cette stratégie vise à positionner l’Algérie comme un hub industriel régional, capable de concurrencer les pays émergents sur certains segments.
Cevital a également investi dans les infrastructures logistiques, notamment au port de Béjaïa avec des silos et un terminal dédié, ainsi qu’avec Numilog, sa filiale logistique intégrée. L’objectif est clair : maîtriser l’ensemble de la chaîne de valeur, de la production à la distribution, sur un modèle d’intégration verticale rare dans le secteur privé algérien.
En 2025, Cevital est classé 4ᵉ plus grande entreprise du pays toutes activités confondues, et première entreprise privée hors hydrocarbures. Sa valorisation dépasse les 2 milliards de dollars, selon des estimations sectorielles, illustrant à quel point le groupe reste un pilier économique incontournable malgré les turbulences internes.
Une promesse politique non tenue selon le fondateur
Issad Rebrab, actionnaire majoritaire malgré son retrait, n’a jamais accepté complètement sa mise à l’écart. En 2022, il aurait accepté de quitter la gestion du groupe et de fermer le journal Liberté en échange d’un apaisement politique et juridique.
Mais à ce jour, il n’a pas pu quitter l’Algérie depuis sa sortie de prison en 2019. Selon son entourage, il considère que les engagements de l’État n’ont pas été honorés, notamment sur la relance de projets industriels bloqués depuis des années. Cette situation crée un climat d’instabilité chronique au sein du groupe, avec une autorité légale affaiblie, et une méfiance grandissante entre le fondateur et ses héritiers.
Le groupe Cevital vit sa pire crise depuis sa création. Entre les interdictions judiciaires qui frappent son fondateur et son fils aîné, les tensions familiales internes, et une situation financière de plus en plus précaire, l’avenir du conglomérat est incertain.
La chute du géant privé algérien n’est plus une hypothèse lointaine, mais un scénario que certains observateurs jugent inévitable, à moins d’un retournement majeur, qu’il soit familial, politique ou économique.