Supprimer l’argent liquide et ne plus payer en billets ? C’est une idée choc que Gérald Darmanin, ministre de la Justice, a mise sur la table le 22 mai dernier. Auditionné par la commission d’enquête sénatoriale sur la délinquance financière, il a proposé une solution radicale pour affaiblir les réseaux criminels.
Derrière cette proposition, une conviction : les espèces jouent un rôle central dans les trafics, la fraude et la délinquance du quotidien. Alors, supprimer le cash, est-ce vraiment le levier que l’on croit pour lutter contre ces phénomènes ? Et surtout, est-ce envisageable dans une société encore largement attachée aux billets ?
Derrière les chiffres, il y a un attachement. L’argent liquide n’est pas qu’un outil de paiement, il incarne aussi une certaine liberté individuelle. On peut payer sans être suivi, donner sans intermédiaire, garder une part de vie privée. Un aspect que Gérald Darmanin n’ignore pas : « L’argent liquide offre aussi des avantages, une liberté individuelle où l’État ne regarde pas tout à tout moment. »
Supprimer l’argent liquide pour compliquer la vie des trafiquants
Lors de son intervention au Sénat, Gérald Darmanin n’a pas mâché ses mots. Selon lui, l’argent liquide alimente directement la criminalité. Il évoque des « fraudes d’argent liquide » qui nourrissent aussi bien les réseaux mafieux que la petite délinquance.
Son message est clair : en supprimant les espèces, on coupe l’un des principaux canaux financiers utilisés dans les trafics, notamment ceux liés à la drogue. Il l’a d’ailleurs exprimé à plusieurs reprises : « La fin de l’argent liquide empêchera la constitution de points de deal. » Cela ne signifie pas la fin de la drogue, a-t-il précisé, mais cela compliquerait fortement l’organisation logistique et financière des réseaux.
Ce que vise cette proposition, c’est surtout la traçabilité des flux financiers. Le liquide, par définition, ne laisse pas de trace. C’est ce qui en fait un outil précieux pour ceux qui veulent échapper aux radars fiscaux ou policiers. À l’inverse, les paiements électroniques permettent de suivre le parcours de l’argent.
Gérald Darmanin n’a pas manqué de souligner que même les cryptoactifs, souvent perçus comme un moyen d’anonymiser les transactions, sont aujourd’hui de plus en plus traçables : « Une fois que l’argent est traçable, comme le sont parfois – et souvent quand on est bon – les cryptoactifs, c’est plus compliqué pour le consommateur comme pour le revendeur de pouvoir échapper totalement aux contrôles. »
Dans cette logique, supprimer l’argent liquide reviendrait à rendre chaque transaction visible, analysable, contrôlable. Un gain potentiel en matière de lutte contre la criminalité financière, la fraude fiscale et les économies parallèles.
L’espèce reste un usage encore très répandu
Mais sur le terrain, l’idée soulève des interrogations. Car l’argent liquide reste largement utilisé en France. Selon les chiffres de la Banque de France, en 2024, 43 % des paiements dans le pays étaient encore réalisés en espèces. C’est certes en baisse par rapport aux années précédentes, mais cela reste une proportion significative.
Le cash continue d’être le moyen de paiement privilégié pour de nombreux petits commerçants, pour les achats de proximité, et surtout dans les milieux ruraux ou les quartiers populaires. Sans oublier les générations les moins connectées, pour qui les transactions numériques ne sont pas toujours une évidence.
La loi encadre pourtant strictement l’utilisation du liquide. Il est interdit de régler plus de 1 000 euros en espèces, sauf entre particuliers. Et un commerçant ne peut pas refuser un paiement en espèces (dans la limite des plafonds légaux), sous peine d’une amende de 150 euros. C’est là que le débat devient plus complexe. Faut-il accepter une surveillance renforcée des transactions au nom de la sécurité ? Ou préserver une forme d’anonymat économique, quitte à maintenir un angle mort pour les services de contrôle ?
Interrogé le lendemain de sa déclaration sur RTL, Gérald Darmanin a nuancé son propos. Il ne s’agit pas d’une décision prête à être appliquée demain matin. « Je suis réaliste », a-t-il dit. « Ce n’est pas une proposition à mettre en œuvre à court terme. » Et pour cause : « On n’en a pas les moyens politiques. »
L’idée est donc lancée comme une piste de réflexion. Un point de départ pour un débat de fond. Le ministre admet que cette transition, si elle devait se concrétiser, nécessiterait « une longue discussion avec les Français ». Il faudra convaincre, adapter, et surtout, garantir que personne ne soit laissé de côté.
La France n’est pas la première à réfléchir à une société sans cash. Certains pays nordiques, comme la Suède ou le Danemark, ont déjà franchi plusieurs étapes. En Suède, l’usage des espèces est devenu marginal. Dans certains commerces, il est même courant de lire : « Nous n’acceptons pas le liquide ».
Mais ces transitions ont été longues, encadrées, accompagnées. Elles ont reposé sur un tissu numérique solide, une éducation financière poussée, et surtout, un large consensus social. En France, on en est encore loin.
Quel impact sur l’économie informelle ?
La suppression de l’argent liquide aurait aussi des conséquences économiques directes. Le cash est souvent utilisé dans les transactions informelles : emplois non déclarés, services à domicile, ventes entre particuliers, petits marchés. Une économie grise qui échappe en partie à l’impôt, mais qui fait aussi vivre une partie de la population.
Supprimer les espèces, c’est risquer de déstabiliser cet équilibre fragile. Des professions comme les vendeurs à la sauvette, certains artisans ou les travailleurs au noir seraient directement impactés. Il faudrait repenser l’inclusion bancaire et l’accès aux outils de paiement pour tous.