Le projet d’euro numérique porté par la BCE suscite une vive inquiétude parmi les banques européennes. En cause, un coût de mise en œuvre estimé à plusieurs milliards d’euros et des risques pour la stabilité du secteur bancaire. L’euro numérique pourrait profondément transformer l’écosystème des paiements en Europe.
Quand la Banque centrale européenne évoque l’euro numérique, elle le présente comme un levier de souveraineté et une réponse aux géants américains du paiement. Mais pour les banques européennes, ce projet pourrait bien ressembler à un casse-tête technique, économique et stratégique. Les premiers chiffres circulent, et ils ne sont pas rassurants : jusqu’à 30 milliards d’euros sur quatre ans. Un montant jugé démesuré par les principaux représentants bancaires, qui redoutent une déstabilisation du système de dépôts et un changement profond dans la relation entre banques et clients.
Ces inquiétudes ne datent pas d’hier. Dès les premières discussions autour de l’euro numérique, certains établissements avaient exprimé leur crainte d’un « bank run » numérique en cas de crise. La possibilité pour les citoyens de transférer rapidement leurs fonds vers un compte digital sécurisé directement adossé à la BCE poserait un risque inédit pour la stabilité bancaire, particulièrement en période de tension.
Euro numérique et risque financier pour les banques européennes
Derrière l’objectif affiché de moderniser les paiements et de créer une alternative numérique au cash, les établissements bancaires voient surtout une menace directe pour leur modèle économique. Le rôle central des banques dans la gestion des dépôts et des moyens de paiement pourrait être affaibli si les clients privilégient l’euro numérique, perçu comme plus sûr, surtout en cas d’instabilité financière.
Une évaluation conduite par le cabinet PwC, commandée par plusieurs associations bancaires européennes comme l’EACB, l’EBF ou encore l’ESBG, chiffre l’impact potentiel du projet à environ 18 milliards d’euros sur quatre ans. Cette somme couvrirait principalement les coûts techniques d’intégration, les adaptations des systèmes bancaires et le développement de nouvelles plateformes de gestion.
L’intention de la BCE n’est pourtant pas de se substituer aux banques. Elle prévoit de confier la gestion des comptes en euro numérique aux établissements existants, afin de ne pas rompre l’équilibre institutionnel. Mais cela suppose un investissement massif de leur part, alors même que les marges bancaires sont déjà sous pression dans un contexte de concurrence accrue et de transition numérique.
Une souveraineté monétaire en tension avec la réalité du marché
L’un des arguments forts avancés par la BCE concerne la souveraineté monétaire européenne. Face à des solutions de paiement dominées par des groupes américains Apple Pay, Google Pay, Visa ou Mastercard, le lancement d’un euro numérique permettrait de redonner à l’Europe un contrôle sur ses flux financiers internes et ses infrastructures.
Mais les banques européennes restent dubitatives. Plusieurs d’entre elles privilégient des alternatives déjà en place comme Bizum ou Wero, des systèmes de paiement interbancaires perçus comme plus proches du terrain et mieux adaptés au marché local. Ces solutions permettent d’assurer l’autonomie numérique sans pour autant bouleverser les équilibres financiers du secteur.
Autre point de friction : la capacité du grand public à comprendre et à distinguer les différents types de comptes. Une grande partie de la population pourrait avoir du mal à faire la différence entre un compte bancaire classique et un compte en euro numérique, surtout si l’interface reste la même dans les applications bancaires.
Limites techniques et incertitudes réglementaires
Le cadre réglementaire entourant l’euro numérique n’est pas encore finalisé. La BCE a évoqué la possibilité d’un plafond individuel entre 3 000 et 4 000 euros afin de limiter les transferts massifs depuis les comptes classiques. Ce plafond vise à prévenir un éventuel effet domino sur la liquidité des banques, mais son montant exact reste en discussion.
En parallèle, la BCE répète qu’elle ne souhaite pas gérer directement les comptes en euro numérique. Cela resterait la responsabilité des banques et autres intermédiaires agréés, ce qui ajoute une couche de complexité technique. Le double système de gestion entre comptes traditionnels et comptes numériques suppose un important travail d’intégration et de sécurisation, avec des investissements conséquents à la clé.
Certains acteurs soulignent également un autre risque : celui de la cannibalisation des ressources des banques. Si une part significative de l’épargne est transférée vers la monnaie digitale, cela pourrait réduire la capacité de financement du secteur bancaire, notamment en matière de crédit aux ménages et aux entreprises.
Alors que la décision finale du Conseil des gouverneurs de la BCE est attendue d’ici la fin de l’année, les banques européennes s’organisent pour faire entendre leurs inquiétudes. Entre les promesses de modernité monétaire et les réalités économiques du secteur bancaire, le chantier s’annonce plus coûteux que prévu.